« Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, surprise ou menace, est un viol. (…) Le viol est puni de la réclusion criminelle de dix à vingt ans.» Voici ce que dit, en substance, la loi 2020-05, qui fêtera très bientôt sa deuxième bougie. Elle criminalise aussi la pédophilie et aggrave les sanctions pour d’autres agressions à caractère sexuel. Combien a-t-il fallu de victimes pour qu’enfin l’État réagisse et fasse légiférer ? Que n’a-t-il pas fallu de palabres, de négociations, de points-mort aussi…Que n’a-t-il pas fallu de temps pour faire réagir et que des femmes s’emparent du sujet et en fassent un scandale dans le pays et hors du pays. Quel niveau de courage a-t-il fallu déployer pour oser braver l’omerta et mettre en débat dans l’espace public, les viols que subissent femmes, filles et tous jeunes garçons. Que n’a-t-il pas fallu, jour après jour, briser des chaines : celles du silence, de la détresse et de l’indifférence, dans lesquelles mourraient toutes ces victimes à petit feu. Combien a-t-il fallu se battre, faire renaître de ses cendres le mouvement féministe sénégalais plus virulent que jamais, supporter insultes, intimidations, menaces de viol et de mort, pour que le droit soit dit. Que n’a-t-il pas fallu communiquer, parler de ces horreurs jusqu’à la nausée, pour enfin se faire entendre. Que n’a-t-il pas fallu dépenser d’énergie pour se mobiliser, jours après jours, et mobiliser les foules, d’abord les femmes elles-mêmes, pour descendre dans les rues de plusieurs régions et demander que les viols cessent, et qu’on les élève enfin au rang de crimes. Pourtant, une fois obtenue, la criminalisation du viol a ouvert la terre sous les pieds de ces hommes convaincus que les corps des femmes étaient à leur entière disposition, quand et où ils le décideraient. Armés pour cela de la violence qui ne les quitte plus, de leur bon droit de mâles dominants, validés par un discours pseudo-religieux promoteur d’une haine sans nom à l’égard des femmes. Au moment du vote de cette loi, la panique, temporairement, avait bien changé de camp. Ils éructaient de rage et déversaient leur bile partout où ils le pouvaient. C’est que l’angoisse les étranglait et a laissé libre cours à leurs fantasmes de prédateurs projetés sur la scène publique. Ainsi, a-t-elle fait couler beaucoup d’encre, fait parler, révolté tous ceux qui se sont sentis menacés, à leur tour, par des hordes de femmes hystériques bavant de haine, imaginées leur fondant dessus, comme des prédatrices sur leurs proies. Seulement, cette angoisse paranoïaque a vite cédé le pas. Le spectacle du loup et de l’agneau a rejoué et a fait salle comble, avec Covid en toile de fond. Et lorsqu’une belle agnelle, une veille de 8 mars 2021, a vu le loup et appelé à l’aide, le pays a flambé, la politique s’en est mêlée, l’intérêt de cette lutte a été dévoyée. Et nous avons tous vu renaître toute l’ambivalence d’une société, face à ce type de crime.
Eh oui, vous ne verrez jamais le pays flamber pour un vol de bœufs ou de deniers publics. Vous ne verrez jamais le pays à feu et à sang pour de la corruption et des meurtres. Mais le viol, lui, libère une puissante violence, nous fabrique des cabales politiques, délie la langue d’un représentant d’un corps d’armée, piétine la Justice. Bref, le viol nous révèle qu’il existe, au Sénégal, des catégories de citoyens, dont celles de seconde zone que sont les femmes. On a même vu, dans ce pays, des imams 2.0 prendre la défense d’un père infanticide, ayant étranglé un à un ses enfants, mais une victime de viol, elle, il faut la sacrifier, la clouer au pilori ou, comme le mouton de l’Aïd, se repaitre de sa chair. Même des femmes s’y sont mises. « La théorie du monde juste» a trouvé à se vérifier. Que faisait-elle là-bas cette jeune fille dévergondée, aux mœurs légères ? Elle l’a bien cherché. Et puis on le sait tous, les femmes sont de vraies tentatrices et le pauvre homme s’est fait prendre au piège, par un funeste soir de couvre-feu covidé. Elles ont accablé, la misérable, l’ont traitée de tous les noms et ont contribué à bien la charger de la faute. Coumba am ndeye ak Coumba amoul ndeye…Certaines, se revendiquant militantes de la cause féminine, depuis 30 ans, ont affiché leur « désolidarité». D’autres, la mine contrite, sont venues sur les plateaux de télévision, nous expliquer que si l’on avait su l’on n’aurait pas voté cette loi. D’autres encore, en catimini, se sont mises en tête, de faire un plaidoyer pour l’abandon des charges pesant sur leur super-gourou plus blanc que neige. Piétinement de la Justice, des luttes menées, de toutes les victimes, par des femmes et des hommes, convaincus de la suprématie phallique du mal(e).
Et pour couronner le tout, une représentante de l’Etat, sensée porter la cause des femmes, nous a bien expliqué, au cours d’une interview, entre deux plaintes contre l’inaction des féministes (ce qui démontre bien le manque de maîtrise du sujet. Les seules à avoir réagi étaient bien les féministes), que chez nous, les femmes se soumettent à la volonté des hommes et que l’égalité de traitement, ça n’est pas pour maintenant. Misogynie et sexisme institutionnalisés donc. Dès lors, on ne peut que mieux normaliser ce qui est à la base du viol, une inégalité de traitement, un irrespect pour l’humanité des femmes, une violation constante de leurs droits et des engagements pris pour leur respect, une valorisation des rapports de domination et de pouvoir. Le passage sur le corps des femmes n’est plus que la mise en scène effroyablement politique, de la culture du viol. Culture du viol qui n’est pas propre qu’au Sénégal. Attention, entendons-nous bien ! La culture du viol est en fait une manière de dire l’existence d’une guerre mondiale contre les femmes, comme le disait M. le Professeur Cheikh Niang, anthropologue, reprenant le titre du livre de Sylvia Federici. Lui démontrait son propos à l’aide d’une carte qui allumait en rouge, le monde comme une immense zone de combat. Sylvia Federici, elle, démontrait ces faits à l’aide de l’histoire des chasses aux sorcières de l’Europe à l’Afrique, en passant par les Amériques. Cela depuis la préhistoire, rajouterait Pascal Picq dans son ouvrage « Et l’évolution créa la femme ». Pourtant, face à l’évidence de cette guerre contre les femmes, il y en a encore pour trouver quelque chose à redire sur le concept de «culture du viol».
La culture du viol se confond avec le système patriarcal. C’est cet ensemble de faits, gestes, blagues sexistes, harcèlement, d’attouchements de petites filles, de regards masculins sur le corps des femmes et des toutes jeunes filles en fleur. La culture du viol, c’est celle qui dit qu’une femme doit du sexe à un homme, parce qu’il lui a payé un resto ou des cheveux naturels, ou simplement parce que c’est un « puissant ». C’est la « dette de sexe » de la femme envers son époux, légitime à se la faire payer de gré ou de force, que le droit ose à peine nommer « viol conjugal», dans ce pays. La culture du viol, c’est encore celle qui dit que la femme doit être à la disposition de son homme, qui rentre harassé du travail ou de la guerre, ou de la chasse, et qui a besoin de retrouver un orifice de décharge de toutes ses tensions. La culture du viol, c’est la menace de perdre son travail ou ne pas accéder à un service public ou privé, si l’on n’est pas prête à payer la taxe : sa livre de chair. La culture du viol, c’est encore l’internaute qui, sous le post d’un imam, ne débat pas d’idées mais renvoie une femme à sa situation d’objet sexuel, ce sont les insultes reçues sous un article de journal, ce sont ces remarques non sollicitées d’un passant, réel ou virtuel, sur le corps d’une femme inconnue de lui, cette drague lourde qui vire au harcèlement d’un collègue ou un follower fanatisé. La culture du viol, ce sont les 3 « S » journalistiques : les sous, le sexe, le sang, et si possible pour faire le buzz : une femme bien amochée par la vie dont on participe à ouvrir au monde, les tréfonds de l’intimité. La culture du viol, ce sont tous ces juges et procureurs étonnamment prudents à bien respecter les droits de l’accusé, mais bien moins pour ceux de la victime, pour ne pas distribuer des sentences « comme on distribue des bananes». La culture du viol, c’est encore celle qui donne gratuitement à un accusé, les services d’un conseil juridique, mais qui laisse dans la panade la victime, chargée d’ailleurs d’apporter toutes les preuves des faits, qu’elle en ait les moyens ou non. Victime dont la parole est remise en question du jour où elle parle au jour où, après un parcours du combattant hautement traumatogène, elle parvient, seule au monde, enfin, devant un juge. Ce sont les, à peine, 10% de plaintes, qui finissent sur la table d’un juge. C’est celle qui prend prétexte de l’engorgement des tribunaux et du besoin de célérité dans l’indemnisation des victimes, pour plaider la correctionnalisation des affaires de viol, qui rappelons-le, si besoin était, sont des crimes. La culture du viol, c’est celle qui rejette, pour des tas de raisons souvent bien légères, la mise sur pied de juridictions d’exception et la dotation en moyens financiers et humains, comme en Afrique du Sud, Nouvelle Zélande ou au Canada. La culture du viol, c’est celle qui ne veut pas de l’idée de magistrats hyper spécialisés et des autres intervenants, de la procédure pénale, spécialement formés. Cela abaisserait la pyramide de l’attrition, en tordant le cou à l’idée du « vrai viol» ou de la «bonne victime». La culture du viol, c’est celle qui monte sur ses grands chevaux à l’évocation de l’inversion de la charge de la preuve, en cours de procédure pénale, comme le prévoit le Code criminel canadien ou le Code du travail français, par exemple. Les affaires seraient mieux élucidées et la charge de la procédure équilibrée entre les parties. Cela épargnerait aussi à une victime d’être « revictimisée » par une procédure et une succession d’interlocuteurs, plus moralistes que professionnels. La culture du viol, c’est aussi celle qui traine à prendre l’initiative de l’introduction de modules de formation spécifiques sur cette question de la prise en charge du viol, pour les soignants, les travailleurs sociaux, etc. La culture du viol, c’est celle qui range au placard le code de l’enfant, de peur que sa promulgation fasse ruer dans les brancards, ceux que la pédophilie et l’inceste, par exemple, n’étouffent pas de rage. C’est la disposition dérogatoire du Code de la famille, qui autorise les mariages de mineurs (filles) de 13 ans et qui tarde à relever l’âge du mariage à 18. La culture du viol, c’est celle qui retoque, deux fois déjà, la loi qui instaurerait le fichier des délinquants sexuels, pourtant rédigé par un excellent Procureur, intraitable sur les questions de viol et de pédophilie. La culture du viol, c’est celle qui fait brûler un Tribunal, parce qu’un Oustaz est poursuivi pour ces faits. C’est la fatwa inexistante de nos religieux (comme au Somaliland contre l’excision par exemple) sur ces questions dans le pays des grands hommes pieux, dont les activistes islamistes nous égrainent les noms à chaque nouvelle attaque contre des droits humains fondamentaux. La culture du viol, c’est celle qui freine encore, deux ans après leur annonce, l’existence des structures d’accueil holistique qui sont, à l’heure actuelle, plus qu’une urgence. Les victimes sont toujours livrées à elles-mêmes, sans prise en charge holistique. Le manque de diligence, la nonchalance de certains décideurs, parlent aussi du peu de cas où l’on fait d’un crime qui ôte 20 ans d’espérance de vie à une personne, laissée plus morte que vive, dans un environnement particulièrement hostile. C’est l’ignorance du fait que le trauma du viol, de la pédophilie et de l’inceste, se transmet sur des générations, et que les erreurs génétiques et atteintes pour la santé qui en découlent, se transmettent et nous rendent tous plus vulnérables à n’importe quel péril environnemental. La culture du viol, c’est encore le véto des activistes islamistes sur l’avancée de la loi autorisant l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste. C’est encore ces pères, frères, cousins qui, ayant violé, n’ont pas à reconnaître le fruit de leurs œuvres. C’est le non-recours systématique aux tests génétiques sur les auteurs présumés et leurs œuvres, pour garantir à ces femmes et aux enfants qu’on leur a forcés, une prise en charge économique, en réparation de la catastrophe produite. Ce sont toutes ces femmes incarcérées pour néonaticides, après avoir été violées et persécutées par le regard social. Ce sont ces milliers d’enfants, laissés à une souffrance mortifère, sans père, ni identité, ni place dans la société… Bref la culture du viol, ce sont tous ces rapports sociaux de domination et de pouvoir des hommes sur les femmes et les enfants, qui traversent toutes les strates de la société sénégalaise, qu’on peut à loisir faire le choix de dénier, mais qui existent et précipitent la banalisation du viol et le passage à l’acte violent.
Et cela, il faut aussi que ça s’arrête en 2022. Na dagg ba mou dal !
Ndeye Khaira THIAM
Psychologue clinicienne
Spécialisée en pathologies psychiatriques
et en criminologie clinique